Pour tous ceux qui luttent
Poème à l'intention de tous ceux qui luttent pour la nature et la génération future .
Ceux qui vivent, ce sont ceux qui luttent
Ceux qui vivent, ce sont ceux qui luttent ;
ce sont
Ceux dont un dessein ferme emplit l'âme et le
front.
Ceux qui d'un haut destin gravissent l'âpre
cime.
Ceux qui marchent pensifs, épris d'un but
sublime.
Ayant devant les yeux sans cesse, nuit et jour,
Ou
quelque saint labeur ou quelque grand amour.
C'est le prophète
saint prosterné devant l'arche,
C'est le travailleur,
pâtre, ouvrier, patriarche.
Ceux dont le coeur est bon, ceux
dont les jours sont pleins.
Ceux-là vivent, Seigneur ! les
autres, je les plains.
Car de son vague ennui le néant les
enivre,
Car le plus lourd fardeau, c'est d'exister sans
vivre.
Inutiles, épars, ils traînent ici-bas
Le
sombre accablement d'être en ne pensant pas.
Ils s'appellent
vulgus, plebs, la tourbe, la foule.
Ils sont ce qui murmure,
applaudit, siffle, coule,
Bat des mains, foule aux pieds, bâille,
dit oui, dit non,
N'a jamais de figure et n'a jamais de nom
;
Troupeau qui va, revient, juge, absout, délibère,
Détruit,
prêt à Marat comme prêt à Tibère,
Foule
triste, joyeuse, habits dorés, bras nus,
Pêle-mêle,
et poussée aux gouffres inconnus.
Ils sont les passants
froids sans but, sans noeud, sans âge ;
Le bas du genre
humain qui s'écroule en nuage ;
Ceux qu'on ne connaît
pas, ceux qu'on ne compte pas,
Ceux qui perdent les mots, les
volontés, les pas.
L'ombre obscure autour d'eux se prolonge
et recule ;
Ils n'ont du plein midi qu'un lointain
crépuscule,
Car, jetant au hasard les cris, les voix, le
bruit,
Ils errent près du bord sinistre de la nuit.
Quoi
! ne point aimer ! suivre une morne carrière
Sans un songe
en avant, sans un deuil en arrière,
Quoi ! marcher devant
soi sans savoir où l'on va,
Rire de Jupiter sans croire à
Jéhova,
Regarder sans respect l'astre, la fleur, la
femme,
Toujours vouloir le corps, ne jamais chercher l'âme,
Pour
de vains résultats faire de vains efforts,
N'attendre rien
d'en haut ! ciel ! oublier les morts !
Oh non, je ne suis point de
ceux-là ! grands, prospères,
Fiers, puissants, ou
cachés dans d'immondes repaires,
Je les fuis, et je crains
leurs sentiers détestés ;
Et j'aimerais mieux être,
ô fourmis des cités,
Tourbe, foule, hommes faux,
coeurs morts, races déchues,
Un arbre dans les bois qu'une
âme en vos cohues !
Victopr Hugo(les chatîments)